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Photo du rédacteurDominique Jacques ROTH

Réel fixe ou réel labile ?

Le frottement des plaques tectoniques à l’origine des séismes est un réel axiologiquement [1] neutre. Autrement dit, on ne saurait reprocher à la nature d’être immorale ou coupable. S’agissant de l’agir humain, il n’en va pas de même car les avatars du progrès nous mènent au seuil de la sixième extinction de masse [2]. Le mantra néolibéral postule que la démarche scientifique, la théologie du marché et la technologie auront la bienveillance de nous informer en bien en se focalisant sur les progrès de la médecine, alors que par ailleurs ils mènent à toutes sortes de catastrophes dont nous épargnerons la liste au lecteur [3]. Si « l’impossible à supporter se trouve dans les embrouilles du vrai [4] », le réel lacanien « qui s’appelle l’inexorable et se présente en cela qu’il revient toujours à la même place [5] » pourrait-il prendre une forme labile ? Pour Bergson « ce qui est réel c’est le changement continuel de forme : la forme n’est qu’un instantané de transition [6] » si ce n’est que « la passion de la forme », « la maladie de la forme » ou « la compliance formelle [7] » supplantent toute volonté et d’aucuns redoutent « un monde scientifique où la forme prendra progressivement le pas sur le fond [8] ». À la différence du forgeron qui travaille directement la matière pour produire un marteau, le sujet de la science contemporain interpelle d’abord le symbolique [9] pour modifier le réel : en triturant les nombres, les lettres et les signes, les Curie ignoraient qu’ils allaient découvrir le radium qui ne pouvait alors être considéré comme un besoin. Ils en ignoraient les usages possibles car antérieurement personne n’en connaissait l’existence. Le réel surgit à une nouvelle place quand les physiciens contemporains font le constat que le pompage des eaux souterraines a déplacé l’axe de rotation de la Terre…


Genèse d’un déplacement

Le discours de la science qui héberge la recherche et le développement résulte d’une pulsion de découverte insatiable. La science découvre et les techniciens inventent des usages sauf que, produit de découvertes fortuites, le progrès destiné à s’appliquer est toujours d’abord une page blanche promue au rang de programme politique [10]. La croyance au progrès est le chèque en blanc de toute réalisation qui échappe autant à l’approbation qu’au rejet mais dès que la contingence cède la place au réel avéré, la neutralité disparaît. Ce que nous pensons être la neutralité de la science serait plutôt notre bienveillance envers ses menées. C’est notre attitude qui se veut neutre vis-à-vis d’un discours qui porte en lui les conditions de transformation bénéfique ou dangereuse de la vie. Toute découverte nouvelle étant justiciable de la loi de Gabor [11], le réel avéré n’est jamais neutre car la nécessité [12] s’impose à tous sans discussion : la radiographie et la bombe. Il n’y a donc aucune raison d’exclure que ce qui nous arrive soit bien d’origine pathogénique, processuelle, incrémentante et développementale, « Hexenküche » de Grothendieck, « forme galopante » chez Lacan [13], là où toute volonté contraire peine à se soustraire aux vertiges de la technoscience [14]. L’illusion originelle remonte à Pythagore et à Anaximandre dont nous paierons la combinaison du nombre et de l’illimité d’un prix encore inimaginable : retombées imprévisibles du progrès causant le réchauffement climatique et entraînant un cortège de conséquences délétères : géo-ingénierie censée stabiliser le climat, expérimentations en virologie, etc. À force d’occasionner des situations de plus en plus complexes et sophistiquées, la science comme le disait Heidegger [15], ne pense pas la vie et finit par ne plus rien « panser » du tout [16]. « Les progrès accomplis par la science, dit Hannah Arendt, sont tout autre chose que l’expression d’un “je veux” personnel. Ils suivent leurs inexorables lois, nous contraignant à faire ce qu’il nous est possible de faire sans tenir compte des conséquences [17]. » On n’a pas encore bien compris que la technoscience est une fonction invasive qui ne peut rien ni contre les excès, ni contre la démesure des hommes. Laisser les scientifiques dérouler l’impensé de leurs découvertes et de leurs inventions acte l’inanité politique du simple fait qu’une fois tombées dans le monde, les découvertes et les inventions qui en résultent sont justiciables de la loi de Gabor. « Ma peur, dit Lacan, est que par la faute des scientifiques, le réel […] finira par prendre le dessus. La science est en train de se substituer à la religion, avec despotisme, obscurité et obscurantisme [18]. »


  Sa crainte tient au fait que la refondation des valeurs elles-mêmes dépend d’un inchoatif scientifique dont les résultats, par définition, sont méconnus avant leur apparition, annihilant d’emblée le dessein poético-théorique [19] d’une recherche incapable de prévenir ses usages potentiels pervers ou létaux. Le physicien François Graner écrit : « la recherche est un pilier de la démesure actuelle et de la quête de l’illimité, qui se manifeste entre autres par des expériences d’apprenti sorcier : transhumanisme, forçage génétique, colonisation de Mars ou Interface cerveau machine [20] », à quoi s’ajoute une compétition sans frein pour la maximisation du profit sous l’illusion d’une économie de croissance circulaire et salvatrice. Appendue aux possibilités qu’offrent les extensions de sa forme, force est de constater que la science en acte ne connaît d’autre loi que la cause qu’e



lle porte en soi, menant à une impasse majeure dont les conséquences imprévues ne cessent de s’actualiser dans le réel. Les zélateurs du discours de la science laissent entrevoir l’idéal d’un savoir absolu, qui dans l’histoire, s’avère en fin de compte un échec [21]. Par sa simple effectuation, la science donne à l’homme la possibilité démultipliée d’en faire mauvais usage. Livrée à elle-même, la modalité scientifique fondamentale, sans autre désir, intention ni projet qu’une finalité implicite de déploiement de la cause qu’elle porte en soi, se trouve commuée en passions tristes accrochées aux appétits industriels et commerciaux. Lacan dit que les scientifiques ne savent pas qu’ils sont dans une position insoutenable [22]. Qu’on se pose donc la question : la majorité des scientifiques, des chercheurs et des ingénieurs sont-ils angoissés et ont-ils peur de leurs propres découvertes…?


  Le discours scientifique étant doublement déterminé par les exigences de la logique rationnelle et par les fantasmes inconscients, les découvertes scientifiques ne sont nullement prémunies contre les motions inconscientes initiant des effets bien réels. Si la communauté scientifique convoque la science pour dire que le rêve n’a rien à y voir [23], Gérard Pommier écrit avec humour que « les scientifiques font de la poésie, jusqu’au résultat qui ne l’est pas [24] ». En se retirant du « milieu » scientifique, Alexandre Grothendieck a parfaitement compris l’intenable et l’insensé du réel qui s’échafaudait autour de lui [25] avec l’assentiment du plus grand nombre [26]. « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » est le titre qu’il donna à sa conférence du Cern en 1972.


  Lacan a clairement posé le capitalisme comme le résultat de la copulation entre le discours de la science et le discours du maître [27]. Mais le discours du capitaliste n’est pas proprement un discours au sens où l’entend Lacan, puisqu’il délite le lien social. Le passage en force capitaliste rompt le lien social en inversant les places de l’agent et de la vérité, au profit d’une illusion : celle de n’être plus divisé. Proactivité ininterrompue, le capitalisme se joue des désastres qu’il induit [28]. Aussi apparaît-il que l’évidence de la recherche comme pulsion de savoir résiste à sa propre remise en question. Elle y résiste d’autant plus que la nécessité découle de ce qui ne peut être autrement, à la suite de l’incrémentation d’une recherche tous azimuts s’avérant incapable d’empêcher l’emballement mortifère qu’elle initie. La forme ductile de la science puissamment infiltrée par les mathématiques exclut la question éthique au regard du réel [29] de ses découvertes car ce que la science peut produire ne peut être défini a priori. Questionner les finalités de ce qui n’existe pas encore est hors de portée de la science. Amender son potentiel perturbateur impliquerait de retravailler notre ontologie pour élaborer des structures fondamentales inédites anticipant un avenir lointain. Mais un tel dessein n’est-il pas lui-même illusoire ? La science en acte pourrait-elle redécouvrir l’humilité aztèque ou chinoise [30], comme le laisse entendre Aurélien Barrau [31] ?


Emballement du risque

Se risquer au réel des effets de la science ne garantit pas un destin uniquement bienfaisant et n’exclut pas les effets délétères d’une idéologie ouverte au fortuit et à l’accidentel qui invalide l’éthique entendue comme essence critique de l’agir humain. Résultant de formes réactualisées mettant en acte tout ce qu’il est possible de réaliser, le réel ne se déplace jamais qu’au sein d’une matrice princeps. Qu’il soit question de thermonucléaire ou d’intelligence artificielle, les formes se diversifient au sein d’une matrice originelle faite de nombres et d’une appétence pour l’illimité. Il importe ici de rappeler que les pythagoriciens puis Platon rapportaient la cause de l’indétermination au mouvement qui se transforme en événement tangible, désormais surdéterminée par l’agir techno-scientifique. La forme de l’utopie contemporaine expulse la pensée du temps long en méconnaissance des conséquences quand la pulsion de mort se trouve embusquée dans les sous-bois de l’inconscient.


Lorsque la compliance progressiste prend la main, les comités éthiques ne sauraient endiguer durablement la frénésie innovatrice. Si la science moderne naît de l’acceptation de tests empiriques comme critère de validité de ses énoncés théoriques, elle n’échappe pas pour autant à ce qui la fonde lorsqu’elle se fait dévorer par les technosciences. Platon pose clairement que la science est le savoir que la science nous échappe (Théétète), mais la connaissance dans le monde contemporain ne tient plus désormais sa valeur qu’au titre de sa participation à l’essor industriel et de la « connivence entre le geste scientifique et l’ingénierie technologique [32] » et c’est encore vers elle que nous nous tournons « pour conjurer les méfaits dont elle se trouve pourtant largement responsable [33] ». Penser que la science peut remédier à tout, quoi qu’il arrive, est illusoire. Postulant un écart possible en termes d’intelligence au regard de celui que mesure les tests de qi, l’intelligence se trouve dans l’impasse d’un moule techno-nihiliste [34], écrit Aurélien Barrau, dont les élites, vu le niveau d’intrication et de complexité des situations rencontrées, ne savent plus comment se dépêtrer. Il appert ainsi que maintenir la civilisation technoscientifique semble désormais aussi difficile que d’y renoncer en faveur de modèles alternatifs restant à définir. De plus en plus de livres dénonçant la toxicité d’une globalisation écono-mystificatrice s’écrivent sans que les lignes ne bougent en faveur du climat et de la biodiversité. À cet égard, l’inertie des grandes puissances est flagrante.


Notre assujettissement, loin d’être seulement volontaire, ne cesse de nous soumettre à une forme originelle ancrée de sorte qu’il est douteux que nous soyons en mesure de repérer une nouvelle forme, globalement plus acceptable. Sony Labou Tansi dit que l’Occident qui a sacralisé la profanation est une certaine manière de salir sans douter et de détruire sans vaciller. La science est ce que font les scientifiques sur le mode « rien n’est impossible », mais s’il y a bien une chose que la science ne révèle pas, c’est de savoir s’il faut faire tout ce qu’elle sait faire. Son discours n’indique aucune direction. Il ne désigne pas ce qui est désiré. Vu l’impasse dans laquelle se trouve l’humanité après des dizaines de milliers d’années d’hominisation, il importe de rappeler l’origine de notre servitude : les modalités d’essor et de transformation des cultures humaines sont mues par un essor irréfragable au sein même d’une intelligence qui travaille contre l’harmonie, et il y a quelques raisons d’en redouter l’issue. Quand l’irréparable sera convoqué à un niveau suffisant, le point de rupture d’une continuité rassurante fissurera les garanties toutes provisoires d’une civilisation en sursis. « Humanité résignée, prudente ou peureuse, qui n’ose pas : qui fait semblant de ne jamais entendre cet inouï et bientôt effectivement ne l’entend plus […], un réel en tant qu’il échappe [35]. »« Les experts, eux, en restent à l’évaluation au sein d’un paradigme qu’ils ne questionnent jamais [36]. » L’idée de neutralité comme finalité de la modalité scientifique en pâtit d’autant : « Le tragique de la science se révèle dans le totalitarisme qui fut décrété quant à sa valeur, sa signification et sa légitimité […]. Tout se joue dans l’équilibre instable d’un ouvert chancelant [37] », errant sous la modalité formelle que ses zélateurs omettent continûment d’interroger.


Dès 1972, le rapport du mit indiquait que les courbes de prélèvement de presque tout, se trouvent au-dessus de celles des ressources écosystémiques de la Terre. La fable qui nous est contée est au contraire celle d’une augmentation du PIB censée remédier aux désastres environnementaux. Alors que le discours de la science se targue d’être globalement mélioratif, nombre de spécialistes s’accordent pour dire que la vitesse d’effondrement des piliers de l’habitabilité humaine excède toutes les anticipations. À cet égard, il importe de constater que la capacité descriptive de la science est totalement déconnectée de sa capacité d’anticipation et de nuisance. Le premier jet unifiant le nombre et l’illimité s’apparente moins à un choix qu’à l’invention d’une forme auto-expansive [38] par laquelle les humains qui surdéterminent cette voie comme un moyen d’exercer leur liberté supposée, se sont passablement fourvoyés.

  La liberté du vouloir semble ainsi sérieusement compromise par l’implicite d’une forme originelle dont nous n’avons pas su, ou pas pu nous émanciper autrement qu’en croyant fonder une civilisation impérissable sur ce que Bruno Latour appelait « un coup de bol fossile ». « Un monde de machines et de codes, de béton et d’acier, de virtuel et de programmes est-il enviable [39] ? » Si la réponse est oui, à quel prix le sujet de la parole devra-t-il en acquitter le résultat…?


Redéfinir le réel ?

Interroger le bien-fondé de la démesure qui conduit l’agir humain à sa perte n’était pas à l’ordre du jour jusqu’au début des années 1970. Or, après les alertes du club de Rome existe-t-il des instruments capables de remodeler la réalité psychique pour ne pas succomber sous l’effet des déplacements invasifs du réel ? Cela supposerait de refonder un nouveau projet civilisationnel dénué de l’idée de concurrence et de rentabilité, centré sur le bien commun. Mais dans sa visée hégémonique le capitalisme est à cent lieues de vouloir revisiter la matrice originelle qui le conditionne. Excluant le sujet de la parole, l’immonde (l’e-monde) numérique [40] produit des chimères numérisées délitant le lien social. ChatGPT apprend des avatars qui lui ont été injectés [41]. Le métalangage numérique et a-sémantique ruine l’éthique en avalant le logos. Comme d’habitude, d’interminables discussions pesant le pour et le contre ne suffiront pas à invalider la loi de Gabor qui fera inéluctablement disparaître la complexité au profit de combinaisons établies entre 0 et 1 que rien de charnel ne relie. Cette tentative de remodeler le réel contrevient d’emblée à la fonction essentielle du langage et de la parole, les énoncés résultant de l’hypertélie mathématique embolisant toute division subjective. « Les mathématiques ne doivent souffrir d’aucun sentiment » dit le directeur de thèse à son étudiante dans le film Le théorème de Marguerite[42]. L’intelligence artificielle, qui substitue les corrélations à la causalité, nous promet plus que jamais un Autre non barré produisant des réponses univoques sans répondant humain, le numérique traduisant la haine de notre condition de parlêtre en neutralisant le sujet de la parole au profit d’algorithmes. Contre la fausse promesse de l’immortalité ou de l’amour robotique, déplacer le réel au profit de l’humain supposerait une coupure apte à décoller la croyance de son objet imaginaire. Une pensée consciente digne de ce nom prendrait acte des catastrophes passées pour en éviter d’autres plus graves encore et s’appliquerait à récuser les objections de détracteurs qui se veulent rassurants. Le réel avéré révèle ce qui résiste aux souhaits des applications exclusivement bienfaitrices du savoir, de sorte qu’il est difficile de faire de la nécessité (au sens aristotélicien) une vertu.


L’archéologie de la servitude révèle une forme originelle auto-expansive à laquelle toute volonté humaine peine à se soustraire sous le rouleau compresseur de la recherche et du développement sans avoir défini préalablement quelque projet sociétal partagé. Dictée par la synergie du nombre et de l’illimité, notre servitude porte en germe toutes sortes d’utopies décérébrées (cryogénisation, géo-ingénierie, conquête de Mars, etc.). Ce n’est donc pas la pleine conscience qui confère un sens à nos actes si nous ne sommes plus tout à fait sûrs que la planète demeure un lieu de vie habitable pour tous encore très longtemps. Si notre servitude se joue pour l’essentiel dans les coulisses de la conscience, autant dire qu’elle n’est pas seulement volontaire. Le mot « acrasie » désigne ce paradoxe et témoigne de la faiblesse de notre raison, jusqu’à mettre en acte délibérément ce que l’on juge devoir ne pas faire. Pascal écrivait : « les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes ».


Et l’inconscient ?

L’inconscient se manifestant aussi à nous comme quelque chose qui se tient en attente dans l’aire du non-né, la volonté pourrait-elle nous affranchir de la prégnance mortifère d’incrémentations produisant des effets aussi indésirables qu’inattendus alors que « l’inconscient est empêtré de lui-même [43] » ? La menace a été clairement explicitée dès le début des années 1970 dont les élites à la barre n’ont pas tenu compte, pas plus que les décideurs et gouvernants (décigouvs) actuels. Les rapports Meadows et Forrester proclamaient déjà que défendre la vie, c’est rompre avec la logique de croissance. René Dumont qui relaya ce discours aux présidentielles de 1974 recueillit 1,34 % des voix, conférant un relief particulier à la fameuse séquence « l’inconscient c’est la politique » car les processus psychiques inconscients se trouvent aussi inféodés à la dimension de langage instillée au goutte à goutte par le discours mainstream. Artefact de la pulsion de mort, la « com » nous incite à faire partie d’un troupeau docile, exigeant des gestes de soumission [44]. « L’inconscient, dit Lacan, est un savoir dysharmonique où le sujet jouit et ne veut rien savoir de plus. »


Il importe donc de saisir ce que notre servitude contient d’involontaire, d’implicite, voire d’inconscient, au regard de fins dernières, non explicitées, ou si mal explicitées, que sa forme n’est pas moins serve que la servitude volontaire théorisée par La Boétie. L’inféodation à la forme pervertit la liberté dont Lacan dit « qu’elle se confond avec le développement de sa servitude [45] ». La réalité dite « objective » revendiquée par les élites, est une invocation autoréférencée dès lors que ses énoncés sont compris au regard du système de pensée qui les soutient. Là où l’illusion objectiviste se dissipe on voit clairement apparaître quels intérêts commandent la connaissance appliquée. Et chaque fois qu’un clerc nous dit qu’en toute impartialité « il estime que… », nous savons qu’il juge au nom de l’appareil interposé par sa culture, entre la doxa et toute espèce de responsabilité prospective.


Les rapports que la conjonction du nombre et de l’illimité engendre ignorent passionnément leur limite d’expansion impliquant un déplacement du réel. Alors que le capitalisme promeut la science et promet le bonheur, « c’est toujours le non-voulu qui se produit [46] ». L’anticipation des signaux faibles étant négligée, en situation d’imminence constante, les catastrophes arrivent par surprise. « Notre culture du risque est devenue celle de l’Accident », dit Octavio Paz. La domination qui en résulte dépend bien moins de la volonté humaine, que d’une forme générique combinant la quantophrénie et l’illimité qu’Omar Guerrero appelle « trop-matisme ». Serve de la forme auto-expansive qui la conditionne, la séquence redoublée « tout est nombre » (Pythagore)/ « tout est mathématique » (Cédric Villani), participe du destin aléatoire que cette forme confère à l’histoire humaine.


Conclusion

L’idéologie scientiste invalide l’éthique entendue comme essence critique de l’agir humain. Croire à la vertu de la recherche ne constitue pas un gage de liberté [47] et de réussite inconditionnelle. Cette croyance éclaire plutôt notre servitude engluée dans une forme première qui entretient un rapport biaisé avec la volonté. Le réel de la science a pris le mors aux dents [48] et l’invariant demeure que la mort rôde en permanence dans les parages d’un progrès dépendant de découvertes, de trouvailles et d’inventions dont nous ignorions au départ la totalité des effets. « L’automatisme que la conscience prétendit tirer dans le sens de la liberté s’enroule autour d’elle et l’entraîne » écrivait Bergson en plein essor scientiste [49]

Article paru dans "La Revue Lacanienne 2024/1 n°25"


Notes

1. B. Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ?, t. 1 et t. 2, Paris, Les liens qui libèrent, 2020.

2. Axiologie : science et théorie des valeurs morales.

3. Pour ne prendre qu’un exemple, le réel mortifère du pétrole est le nouveau continent

plastique. Cf. Y. Cochet, Devant l’effondrement, Paris, Les liens qui libèrent, 2019.

4. Cf. D.J. Roth, Comment les élites récusent le réel. Leurres et faux semblants, Paris, Libre

et Solidaire, 2020.

5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005,

p. 85.

6. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, inédit,

p. 565.

7. H. Bergson, L’évolution créatrice, Paris, Puf, 5e édition, 1991, p. 302.

8. R. Gori, La santé totalitaire, Paris, Denoël, 2005, p. 249, 314-315.

9. P. Joliot, La recherche passionnellement, Paris, Odile Jacob, 2021.

10. Il importe ici de remarquer que le langage mathématique présente ceci de parti-

culier… qu’il s’écrit !

11. Telle est la thèse d’Ulrich Beck dans La société du risque, Paris, Flammarion, 2008.

12. La loi de Gabor stipule que tout ce qui est techniquement faisable doit être réalisé et

qu’elle produira tout le possible à un moment donné.

13. À savoir : tout ce qui advient et ne peut être autrement, pour Aristote.

14. « La forme galopante de son immixtion dans notre monde, les réactions en chaîne

qui caractérisent les expansions de son énergétique », dans J. Lacan, Écrits, Science et

vérité, Paris, Le Seuil, 1966, p. 855.

15. B. Bensaude-Vincent, Les vertiges de la technoscience. Façonner le monde atome par

atome, Paris, La Découverte, 2009.

16. On peut non moins légitimement se demander à quoi lui-même pensait en écrivant

ses carnets pro-nazis.

17. H. Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann-

Levy, 1972, p. 250.

18. Entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto pour le journal Panorama à Rome,

le 21 novembre 1974.

19. Ce que Aurélien Barrau appelle de ses vœux. Son projet de déplacement du réel de la

science vers une science poétique, vers une respiration poétique. « Habiter poétiquement

le monde […] hanter la science pour libérer son extraordinaire puissance d’insoumission »

(L’hypothèse K , p. 162) est déjà actée par son insoumission à la raison non démesurée.

20. Tribune du 6 mars 2024, Le Monde, p. 7 du cahier « Rendez-vous science et médecine ».

21. « Le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce qu’on appelle

l’humanité. L’analyse c’est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il

faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue », J. Lacan, Interview

à France Culture, juillet 1973.

22. Op. cit., Entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto.

23. G. Pommier, « La science fut convoquée pour répudier ses origines oniriques », dans

Mon aventure avec Lacan, Paris, Galilée, 2023, p. 318.

24. G. Pommier, « La subjectivité scientifique s’appuie sur une poétique qui disparaît de

ses résultats », dans Mon aventure avec Lacan, op. cit., p. 335-336.

25. Grothendieck avait parfaitement compris le désastre écologique en acte.

26. A. Barrau, L’hypothèse K., Paris, Grasset, 2023, p. 165.

27. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de la psychanalyse, Paris, Le

Seuil, 1991, leçon du 11 mars 1970, p. 126.

28. G. Dostaler, B. Maris, Capitalisme et pulsion de mort, Paris, Pluriel, 2010.

29. « Réel qui peut bien, lui, n’être pas déterminé ». J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-

1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 30.

30. Les Aztèques connaissaient la roue sans l’utiliser autrement que pour des jouets

d’enfants. La Chine connaissait la poudre mais ne l’utilisait que pour les feux d’artifices.

31. Autant son constat de la science en acte est frappé de justesse, autant il hallucine un

projet théorético-poétique alternatif.

32. A. Barrau, L’hypothèse K., op. cit., p. 78.

33. Ibid., p. 89.

34. « Indexer la science au moule techno-nihiliste signe une idéologie de la perdition »,

ibid., p. 138.

35. Ibid., p. 73- 83.

36. Ibid., p. 117.

37. Ibid., p. 125.

38. D.J. Roth, L’intelligence pour quoi faire ? Une archéologie de la servitude, Paris, Libre

et Solidaire, 2023.

39. A. Barrau. L’hypothèse K., op. cit., p. 47.

40. V. Husson, La revue lacanienne, n° 24, « Haines », p. 189.

41. Ainsi lit-on « déception du rein » à propos d’une insuffisance rénale ou « conscience

contrefaite » pour désigner l’expression Intelligence Artificielle (!). Ces expressions

proviennent de Chatgpt sans rectification humaine. Ce qui apparaît comme un progrès

engendre un avenir uniformisé sans âme, n’impliquant aucune réflexion, aucun ressenti

en rapport avec l’intelligence du cœur (Goethe).

42. Le théorème de Marguerite, film d’Anna Novion, 2023.

43. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXV (1977-1978), Le moment de conclure, inédit.

44. Quand une réforme échoue, on entend dire : « nous n’avons pas assez bien commu-

niqué ». Or, étymologiquement dans le mot « communication » il y a non seulement la

racine latine communis mais aussi cum et municatio, signifiant « avec des munitions » ou

faisant référence à des travaux de fortification.

45. J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p.182.

46. Entretien aux Matins avec Peter Sloterdijk, France Culture, 25 mars 2019. Ce que les

psychanalystes appellent le « réel ».

47. « Il n’y a pas, dit Ivan Karamazov, d’angoisse plus profondément ancrée dans le cœur

de l’homme que le besoin de trouver à qui il pourrait sacrifier au plus vite la liberté que,

malheureuse créature, il a reçu en naissant. »

48. J. Lacan, La troisième, intervention au congrès de Rome, octobre-novembre 1974.

49. H. Bergson, L’évolution créatrice, op. cit., p. 265.





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