« Être ou ne pas être ?» Par cette question Hamlet met sa vie en balance. Qu’en est-il de nos jours, si « être » revient à se soumettre à un pouvoir dont le programme est d’adapter les comportements aux desseins d’une biopolitique disciplinaire sur toile de fond capitalistique ?
Au Japon, en 2019, le suicide des jeunes qui a augmenté de 40%, est la première cause de mortalité chez les adolescents. Deuxième cause de mortalité chez les jeunes, avec 10.000 suicides et 170.000 à 200.000 tentatives annuelles, la France enregistre le taux le plus élevé d’Europe. Le suicide serait-il la dernière échappatoire pour sauver la subjectivité des griffes de l’hégémonie néolibérale ? Ces chiffres ne sont peut-être pas étrangers à un institué pervers obligeant à supporter la définition d’une « santé mentale » dont l’OMS pose comme condition « que chaque personne s’adapte aux situations auxquelles elle ne peut rien changer (…) que chaque personne vive son quotidien libre des peurs ou des blessures anciennes qui pourraient contaminer son présent et perturber sa vision du monde. » Ce qui en clair, revient à sacrifier aux signifiants maîtres du néolibéralisme : efficacité, compétitivité, concurrence, performance, rapidité, profit, etc. En France, toute résistance, même pacifique, est réprimée par les « forces de l’ordre » moyennant l’usage quasi systématique de LBD et de grenades lacrymogènes. Lors de la séquence « Gilets jaunes », les abus de pouvoir policiers et autres énucléations ont été justifiés comme des ripostes proportionnées par le ministre Castaner qui, malgré plusieurs morts, récusa toute violence policière.
Bien avant la séquence « Gilets jaunes », le 12 Avril 2018, dans la page « Débats et controverses » de L’Humanité, Jean Léonetti affirmait que "toute vie est digne et notre société, souvent aveuglée par la rentabilité et l'efficacité, doit l'affirmer avec force, en lui donnant du sens et en se donnant les moyens de lutter contre l’abandon et la souffrance en fin de vie par un vaste plan en faveur du développement des soins palliatifs. Toute autre attitude fragilisera notre engagement de fraternité ». Toute vie est digne, certes, mais Monsieur Léonetti n’évoquait que la fin de vie de personnes (physiquement) au stade terminal, biffant d’un trait la souffrance psychique de sujets inféodés au telos capitaliste qui exige de chacun qu’il soit « l’auto entrepreneur de soi-même ».
Son attention ne se porte à aucun moment sur ceux qui choisissent de disparaître pour échapper à ce qui, de l’emprise néolibérale, leur apparaît insupportable. Et Monsieur Leonetti, de convoquer Camus : « un homme, ça s’empêche » évoquant « la fierté de nos limites » quand l’une des caractéristiques majeures du néolibéralisme est précisément de n’en connaître aucune.
« Où est la liberté de celui, » poursuit Monsieur Leonetti « contraint à demander le néant, pour échapper à l’intolérable, qui donnerait la mort sans s’attaquer aux causes de cette demande ? », phrase syntaxiquement incompréhensible car la personne du médecin « qui donnerait la mort » ne se rapporte pas au sujet grammatical à savoir : celui « contraint à demander le néant ». Remarque faite, l’impérative adaptation de l’individu appelé à contribuer au bon fonctionnement d’une communauté selon les critères d’un management déshumanisé, n’est-elle pas la réponse constatée? « Dans une démocratie, on ne donne pas la mort » assène Monsieur Léonetti. Seules les « forces de l’ordre », semble-t-il, ont le droit de l’administrer sans conséquence ainsi que l’atteste l’issue du procès exonérant la responsabilité des gendarmes dans la mort de Rémy Fraisse. Quelques jours après le meurtre de George Floyd, Emmanuel Macron assure à son tour les « forces de l’ordre » de son soutien, sans piper mot du meurtre de Cédric Chouviat étouffé par trois policiers.
Derrière la « demande de mort » il y a du propre aveu de Monsieur Leonetti, outre « la souffrance et la solitude, la perte du sens de la vie » et « la société fraternelle doit combattre ces causes », mais le néolibéralisme n’en prend pas le chemin. Didier Lombard non plus, qui, lors de son procès qualifiait le suicide des salariés de France Telecom de « mode », sans un mot de regret pour les victimes, reprochant au contraire au tribunal d’avoir « gâché la fête ». Passer outre l’indifférence de dirigeants relative aux souffrances de leurs salariés au travail, serait se rendre complice d’un système mortifère. « Le suicide, tranche Monsieur Leonetti d’une formule cynique, est une liberté, pas un droit » ou « ceux qui ne veulent pas profiter de ma loi n’ont qu’à se suicider ». Dans la « page débats » précitée, dans une tribune en regard de la sienne, je posais cette question : « A qui incombe-t-il de transformer la liberté de se suicider quand 89% de Français sont favorables à une législation sur le suicide assisté, déjà existante dans plusieurs pays européens ? » Depuis, un sondage Ipsos de mars 2019 indique que 96% des personnes interrogées se disent favorables à la reconnaissance de ce droit.
Le néolibéralisme étant drainé d’automatismes techno-financiers, je me rallierai à la position de Jean-Luc Roméro (Président de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité) qui, sous la même rubrique, écrivait en substance que « rien ni personne ne peut s’opposer au droit fondamental de chaque citoyen de disposer de sa propre vie, y compris lorsque sa vie n’est plus qu’une question de survie qui se déroule dans des conditions que le citoyen considère indignes d’être subies (…) car voici le paradoxe : ceux qui accusent une loi d’ultime liberté de risquer de se transformer en une obligation d’euthanasie (dans un fantasme inacceptable) créent une obligation de survie, d’agonie, de déchéance, de drames, à toutes celles et à tous ceux qui n’en veulent pas et revendiquent haut et fort « ma mort m’appartient ! »
Ce cri vaut comme acte de résistance à l’oppression d’un discours qui rejette les choses de l’amour, contre le symptôme qu’est le rapport conflictuel et passablement désespéré du sujet à sa mise au pas néolibérale.
La science elle-même n’est pas démocratique, qui réduit l’humain à une verticalité religieuse issue du mariage de la numération, de la technique et de la marchandise. S’habituer à la déprédation capitaliste généralisée qui en résulte, constitue un challenge que nous sommes loin d’être sûrs de remporter.
Travailler à l’approfondissement de la vérité comme cause, exige d’infirmer la gouvernance par les nombres (Alain Supiot) qui fait disparaître le sujet sous l’individu, qu’il importe d’entendre comme « indivis-dû » à l’ordre qui l’institue. Mais le travail de sape envers les protestataires n’en a cure, mobilisant les renseignements généraux, la police, la gendarmerie et l’armée au profit des jouissances élitaires particulières qui n’en veulent rien savoir de plus.
L’analyse de la singularité de cette force d’attraction où siègent les représentations qui désignent l’inconscient, permettrait dans le meilleur des cas, d’expurger la jouissance d’élites focalisées sur l’appropriation illusoire de l’objet impossible de la satisfaction que Lacan appelait l’objet « petit a ». Le souci de solidarité et un nouvel amour que le psychiatre et psychanalyste Christian Fierens appelle de ses vœux, l’emportera-t-il sur la posture servile engluée dans une forme de pensée occupée par les mensonges, les leurres, les trompe-l’œil et les faux semblants ?
Le processus régressif séducteur du capitalisme contemporain, pourra-t-il muer de la barbarie vers un humanisme -non trans- mieux inspiré et étendre son attention aux règnes animal et végétal, ou reviendra-t-il toujours à la même place, mais en pire ? « Revenir à l’humain dans sa fragilité et aux limites de sa capacité de faire sens » comme le souhaite Marie-Jean Sauret, tiendra-t-il le choc face aux « marchandises soudées aux signifiants maîtres indéboulonnables qui le désignent » ?
« Notre besoin de consolation est impossible à rassasier », écrivait Stig Dagermann: « Thoreau avait encore la forêt de Walden, mais où est maintenant la forêt où l’être humain puisse prouver qu’il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ? » C’est une lapalissade de dire que les sujets qui se suicident ne peuvent plus supporter de vivre. « L’univers est un défaut dans la pureté du non être » écrivait Lacan, où chacun, sans l’avoir choisi, est appelé à vivre. Reconnaissons qu’avec la déforestation galopante, la pollution généralisée de l’air, de l’eau et de la terre, notre mode de vie est devenu si peu soutenable et à ce point humiliant que d’aucuns souhaitent définitivement lui fausser compagnie.
Le fond du débat porte en réalité sur l’injonction de conformité des individus au réel néolibéral, dénoncée par Mathieu Bellhasen ( La santé mentale ), Barbara Stiegler (Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique) et Johann Chapoutot, ( Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui) dans leurs derniers livres. Nombre de psychanalystes ne désertant pas le champ politique s’essayent depuis des décennies à des écrits qui seraient dignes de ceux que Lamennais consacrait à l’indifférence. Mais peut-on compter sur la seule écriture pour résister à la barbarie technoscientifique, à la dictature biopolitique, sécuritaire et sanitaire quand l’esprit critique est voué aux gémonies au sein de l’école, quand une jeunesse est sacrifiée sur l’autel Covid-19, quand il est question de passeport vaccinal, de « pistage QR » pour se rendre au restaurant, dans les transports en commun ou au spectacle ?
L’épidémie Covid-19 n’est pas un clinamen, ce que bien des élites ne cessent de récuser. Elle serait arrivée par hasard… La mort étant au cœur de la relation des sujets au pouvoir, l’ordre néolibéral a résolu d’abandonner les plus faibles qui ne traversent pas la rue (sic) en leur imputant la responsabilité de leur état, sans autre considération. Pour ceux que ce constat indigne sans être en capacité d’en infirmer efficacement le cours, sauf à les vouer au rôle d’agents d’une démocratie termitière (Bruno Latour), l’absorption légale et volontaire de la potion létale indolore proposée en Suisse ou en Belgique aurait au moins le mérite d’adoucir la mise en acte de leur décision ; pour n’avoir plus à quitter la vie « librement» selon la formule odieuse de Monsieur Léonetti, moyennant une ingestion hasardeuse de médicaments, un saut sous un train, le sectionnement d’une artère, une noyade, une défenestration, une pendaison, ou une immolation sur le lieu de travail… Paulette Guinchard, ancienne secrétaire d’État aux personnes âgées du gouvernement Jospin a choisi de franchir la frontière pour une fin de vie digne et volontaire.
Si notre société promouvait réellement la liberté, l’égalité et la fraternité, ce débat serait sans cause. Mais le néolibéralisme s’avérant constitutivement incapable de « réelliser » ces valeurs, les situations dramatiques nées d’une souffrance physique intolérable mais aussi des conséquences de l’épidémie coronavirus (suicides succédant aux faillites, au chômage, à la dépression etc.), le suicide choisi et assisté en dernier ressort mériterait d’être reconnu non comme la liberté hypocrite de s’infliger une mort violente, mais comme le droit de mourir dans la dignité d’un choix assumé.
Aux détracteurs d’une mort volontaire « trop facile », il importe de faire remarquer que cette possibilité même est également l’occasion… d’y renoncer.
Article final publié par L'Humanité le 22 mars 2021.
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